Le revers infligé à Dieudonné M’Bala M’Bala (ci –après Dieudonné) par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (ci-après CourEDH) a fait grand bruit. Les démêlés judiciaires de l’humoriste étant constants devant les juridictions nationales, il s’en est allé implorer la solution finale devant la CourEDH. Or, cette dernière ne fut pas son alliée, le débarquant dès le stade de la recevabilité par une décision du 20 octobre 2015 marquant la fin de l’épisode judiciaire. Bien qu’il s’agisse d’une décision d’irrecevabilité, elle est riche d’enseignements et d’interrogations quant à l’utilisation de l’article 17 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (ci-après CEDH) par la CourEDH.
Baptiste Nicaud est Maître de conférences en droit privé à l’Université de Limoges et membre du Laboratoire Omij
Cette décision était l’occasion pour la juridiction strasbourgeoise de rappeler les fondements et le rôle de la Convention à l’égard des tentations négationnistes et antisémites qui visent à la destruction des droits et libertés garantis par celle-ci. Bien que la plus grande fermeté de la Cour EDH face au négationnisme soit la bienvenue 1, cette mise en œuvre extensive de «l’effet guillotine» 2 de l’article 17 s’apparente ici plus largement à une faucheuse s’écartant de l’interprétation stricte que l’on aurait pu en attendre. Sans pour autant remettre en cause l’absence de condamnation de la France dans cette affaire, c’est la méthode qui est parfois malaisée. On pourrait d’ailleurs émettre cette interrogation: Dieudonné a-t-il été mis à l’épreuve de la CourEDH ou est-ce la juridiction strasbourgeoise qui a été mise à l’épreuve du cas Dieudonné?
S’agissant de l’espèce, Dieudonné, artiste par ailleurs engagé politiquement, fut condamné par les juridictions nationales du chef d’injure envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou confession juive, par l’un des moyens prévus à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, pour des faits commis lors d’une représentation de son spectacle «J’ai fait l’con» le 26 décembre 2008 au Zénith de Paris. Plus précisément, Dieudonné avait invité en fin de spectacle Robert FAURISSON, personnage connu pour ses thèses négationnistes, afin de lui faire remettre par un comédien caricaturant un déporté juif «le prix de l’infréquentable et de l’insolence», ce prix étant représenté par un chandelier à trois branches. En préambule de cette remise de prix, Dieudonné avait annoncé ««son désir de « faire mieux » que lors d’un précédent spectacle, qui aurait été qualifié de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale »» (§34). Il fut alors condamné par la 17ème chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris par jugement en date 27 octobre 2009. La Cour d’appel de Paris confirma le jugement du 17 mars 2011. Dieudonné se pourvu en cassation sans grand succès, la Cour de cassation rejetant le pourvoi par arrêt du 16 octobre 2012.
Dieudonné s’est alors tourné vers la CourEDH. Il invoquait une atteinte à sa liberté d’expression sur le fondement de l’article 10 de la CEDH ainsi qu’une violation de l’article 7, arguant que les juridictions françaises ont fondé leur condamnation pour un injure sur un acte ne résultant pas d’un des moyens prévus par l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, mais d’une forme de contexte ayant pour support une mise en scène à caractère injurieux.
Le Gouvernement invoquait quant à lui l’irrecevabilité de la requête sur le fondement de l’article 17 de la CEDH en ce que le requérant tentait «de détourner l’article 10 de sa vocation en utilisant la liberté d’expression à des fins contraires aux valeurs fondamentales de la Convention que sont la justice et la paix» (§26). Subsidiairement, il soutenait que l’ingérence dans la liberté d’expression de Dieudonné ne constituait pas une violation l’article 10.
Rappelant son statut de maîtresse de la qualification juridique des faits, la juridiction strasbourgeoise a éludé tout débat sur le fondement de l’article 7, sans pour autant s’en expliquer au stade de la recevabilité, en estimant que l’affaire devait être examinée sous le seul angle de l’article 10 (§27). La CourEDH a alors retenu la thèse du gouvernement en considérant « qu’en vertu de l’article 17 de la Convention, le requérant ne peut bénéficier de la protection de l’article 10» (§42). Partant, la Cour a déclaré la requête irrecevable à la majorité.
L’absence de condamnation de la France n’est pas une grande surprise. L’intérêt de la décision réside alors dans une mise en œuvre inédite et extensive de l’article 17 (I) pour justifier de l’irrecevabilité de la requête en ce que les faits litigieux constituaient une prise de position antisémite et négationniste dans le cadre d’un meeting politique (II).
I – Une mise en œuvre inédite de l’article 17
L’article 17 constitue l’un des fondements de l’abus de droit dans la jurisprudence de la CourEDH 3. Cet article a en effet pour but d’interdire qu’une personne puisse «se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés» 4 reconnues par elle. La mobilisation de cet article par la Cour peut se concevoir comme une clause de déchéance 5 qui fait « échec à l’exercice d’un droit conventionnel que le requérant cherche à faire valoir » 6 abusivement devant la CourEDH. Ainsi, la tentative de détournement des dispositions de la Convention de leur vocation conduit à ne pas bénéficier de leur protection. Le recours à cet article par la juridiction européenne, bien que marginal, a pour objet de prédilection l’article 10 relatif à la liberté d’expression 7. La jurisprudence antérieure de la Haute juridiction semblait permettre de cerner les contours de sa mise en œuvre (A). Or, cette décision M’Bala M’Bala c. France en offre une conception élargie (B).
A – Le recours classique à l’article 17
La Cour, dans son arrêt Lehideux et Isorni c. France, avait pu mettre en exergue le besoin de manier cet article avec une particulière prudence 8. Son utilisation fut particulièrement remarquée dans l’affaire Garaudy c. France 9 relative à la condamnation du requérant pour un ouvrage remettant en cause la réalité de faits historiques clairement établis et qui n’étaient pas l’objet de débats entre historiens, à savoir la Shoah. Pour les juges strasbourgeois, il ne faisait «aucun doute qu’à l’égal de tout autre propos dirigé contre les valeurs de la Convention, la justification d’une politique pronazie ne saurait bénéficier de la protection de l’article 10» 10. En conséquence, la Cour affirmait à l’unanimité que «les négationnistes ne peuvent arguer de l’article 10 de la Convention pour diffuser leurs théories pernicieuses» 11. Le recours à l’article 17 était ici justifié en ce que la caractère négationniste de l’ouvrage incriminé ne faisait aucun doute. Dans la décision Norwood c. Royaume-Uni 12, la Cour mis en œuvre l’article 17 s’agissant la requête d’un membre du parti de l’extrême droite qui fut condamné pour avoir accroché à sa fenêtre une affiche sur laquelle figurait une photo des tours duWorld Trade Centeren flamme, avec cette phrase : «L’Islam dehors – Protégeons le peuple britannique». Elle affirmait ainsi que la mise en œuvre de l’article 17 ne se limitait pas à la négation de faits historiques clairement établis, mais pouvait être justifiée pour des attaques véhémentes contre tout un groupe religieux.
C’est ensuite l’arrêt Leroy c. France 13 qui a semblé apporter une limite dans la mise en œuvre de l’article 17 en faveur des expressions satiriques ou caricaturales, faisant écho à la protection de la liberté d’expression artistique. En l’espèce, le requérant avait été condamné par les juridictions internes pour avoir publié dans un hebdomadaire basque, deux jours après les attentats du 11 septembre 2001, une caricature de presse représentant l’effondrement des tours duWold Trade Centeraccompagnée de la légende suivante : «Nous en avons tous rêvé, le Hamas l’a fait». La CourEDH, saisie de la requête sur le fondement de l’article 10, devait répondre à l’exception soulevée par le Gouvernement sur le fondement de l’article 17. La Cour affirmait que «nonobstant la qualification de terrorisme retenue par les juridictions internes, (…)le dessin litigieux et le commentaire qui l’accompagne ne constituent pas une justification à ce point non équivoque de l’acte terroriste» et qu’en conséquence «toute atteinte au droit d’un artiste de recourir à pareil mode d’expression doit être examinée avec une attention particulière» 14, donc sous l’angle de l’article 10. En particulier confronté à l’affaire Norwood, la solution de la CourEDH renfermait cette idée que l’expression satirique ou caricaturale échappait à la guillotine procédurale de l’article 17 en raison du caractère inévitablement équivoque de ce mode d’expression 15. Une telle interprétation fut confortée par le récent arrêt de Grande chambre Perincek c. Suisse dans lequel la Cour affirmait que l’article 17 ne s’appliquait «qu’à titre exceptionnel et dans des hypothèses extrêmes» et que «s’il est tout à fait clair que les propos incriminés visent à faire dévier cette disposition (l’article 10) de sa finalité» 16.
A l’aune de la jurisprudence européenne, Dieudonné pouvait prétendre à un privilège artistique devant la CourEDH conduisant à une analyse des passages litigieux de son spectacle sous l’angle de l’article 10. Or, il n’en fut rien et c’est par une application extensive de l’article 17 que la Cour jugea la requête irrecevable.
B – L’extension du champ d’application de l’article 17
Le gouvernement justifiait son invocation de l’article 17 en ce que «les propos et agissements du requérant ont clairement révélé un objectif raciste consistant […] dans la volonté «d’offenser délibérément la mémoire» du peuple juif» (§26). Le succès de cette exception n’était pas garanti.
Dans un premier temps, la question pouvait se poser de savoir si des faits démontrant la volonté d’offenser la mémoire du peuple juif constituaient des propos dirigés à l’encontre des valeurs de la Convention au sens de l’article 17. En effet, la CourEDH a par le passé favorisé une analyse de l’offense à la mémoire des victimes sous l’angle de l’article 10 de la Convention d’autant que les propos sont pourvus d’ambiguïté 17. Le succès d’une telle prétention ne pouvait donc se justifier, comme a pu l’affirmer Lyn François, qu’en ce que «l’on considère que le négationnisme constitue également une atteinte à la mémoire ou à la dignité des victimes de la Shoah» 18. Or, ni les juridictions internes ni le gouvernement n’avaient qualifié les propos de «négationnistes». Pourtant, la Cour va au-delà du raisonnement entrepris par les autorités nationales et procède d’elle-même à ce rattachement en considérant que l’expression litigieuse possédait un caractère négationniste et antisémite marqué (§41).
Dans un second temps, et c’est ici toute la particularité de l’affaire, l’expression incriminée n’était pas constituée de propos qui avaient été clairement proférés 19. Il s’agissait d’une mise en scène qui avait toute l’apparence d’une production artistique mais dont on pouvait se convaincre de la signification antisémite. L’équivocité inhérente à ce mode d’expression, au sens du précédent Leroy c. France, aurait dû conduire à rejeter l’application de l’article 17 au profit d’une analyse sous l’angle de l’article 10. Or, la Cour s’est volontairement affranchie de toute référence à cet arrêt. Elle s’en détache même en observant que «l’article 17 a en principe été jusqu’à présent appliqué à des propos explicites et directs, qui ne nécessitaient aucune interprétation» (§40) sans pour autant ériger cette circonstance au rang de critère d’applicabilité de l’article 17. Là où la Cour se démarque de l’affaire Leroy, c’est qu’elle n’offre pas la même considération quant au mode d’expression utilisé. En effet, dans l’affaire Leroy l’utilisation de la caricature par essence équivoque justifiait que l’analyse de l’expression litigieuse échappe au couperet de l’article 17 au bénéfice de «l’artiste». Néanmoins, l’analyse du contenu du message sous l’angle de l’article 10 s’effectuait par la suite en considération d’un public de presse bénéficiaire du droit à l’information, non d’un public d’une œuvre artistique satirique 20 plus enclin à percevoir les lois du genre. Or, la Cour n’a pas réitéré en l’espèce une telle décomposition de l’analyse pour directement considérer « […] qu’au cours du passage litigieux, la soirée avait perdu son caractère de spectacle de divertissement pour devenir un meeting» et que Dieudonné ne pouvait dès lors prétendre «avoir agi en qualité d’artiste ayant le droit de s’exprimer par le biais de la satire, de l’humour et de la provocation» (§39). En refusant tout privilège artistique à Dieudonné 21, le juge strasbourgeois confirme la position prise par les juridictions françaises dans les différents contentieux relatifs à Dieudonné en distinguant clairement ce qui relève de la manifestation artistique de ce qui relève de la réunion politique 22. Ainsi, le recours au «masque de l’humour, de la caricature» 23 ne faisait pas échapper le propos à l’article 17 car la Cour n’y a vu qu’une vulgaire manipulation.
Bien que cette décision constitue un tempérament à l’arrêt Leroy, ce dernier ne serait donc pas à remettre en cause et les artistes qui agissent en cette qualité doivent toujours pouvoir user de cette dose d’exagération et de provocation et même sur les sujets les plus sensibles. Il est toutefois dommage que la Cour ait préféré enterrer cet arrêt pour les besoins de la cause plutôt que d’affirmer expressément, eu égard à celui-ci, en quoi l’affaire Dieudonné se différenciait. Bien que la Cour affirme que, lors des faits incriminés, Dieudonné n’avait pas agi en qualité d’artiste mais dans le cadre d’un meeting politique, la justification est tardive dans l’arrêt. Or, cette justification est fondamentale car elle constitue le guide d’interprétation de l’expression en cause.
II – Une prise de position antisémite et négationniste dans le cadre du meeting politique
Envisagée sous l’angle de l’article 17, l’examen de la requête n’avait pas pour objectif de rechercher classiquement si l’ingérence de l’Etat dans la liberté d’expression du requérant était «prévu par la loi» et «nécessaire dans une société démocratique». L’enjeu était pour la Cour de démontrer au-delà de toute équivocité en quoi l’acte litigieux possédait une signification négationniste et antisémite. Le requérant faisait valoir qu’il n’avait proféré aucune injure antisémite stricto sensu et qu’en conséquence les juges se méprenaient sur la signification de la mise en scène. Il s’agissait alors pour la Cour de justifier au principal de la signification antisémite et négationniste de l’expression litigieuse, la légitimité de cette interprétation reposant sur la perte du caractère artistique de la mise en scène au cours du spectacle. Or, ces justifications procèdent de la même analyse: le contenu de l’expression influe sur la qualification politique du message mais sa signification ne peut être définitivement acquise que par l’affirmation de ce caractère politique. Néanmoins, il est possible de dégager les éléments que la Cour a retenus pour justifier la perte du caractère artistique de la mise en scène (A) et de sa signification (B).
A – La justification de la perte du caractère artistique de la mise en scène
Selon la Cour européenne, «la soirée avait perdu son caractère de spectacle de divertissement pour devenir un meeting politique» (§39), refusant ainsi de reconnaître que Dieudonné a agi en qualité d’artiste lors de la commission des faits litigieux. Cette justification procède d’éléments intrinsèques à ladite mise en scène qui sont mis en relation avec la personnalité des deux protagonistes que sont Dieudonné et R. Faurisson.
Dès le résumé des faits, Dieudonné est présenté comme un artiste «par ailleurs engagé en politique [qui] a notamment été candidat aux élections européennes de 2004 (« liste EuroPalestine ») et 2009 (« liste antisioniste »)» (§3). La Cour note de même son rapprochement avec le parti Front national et son «président de l’époque», d’ailleurs présent lors de la représentation litigieuse (§§6-10). Il résulte de ces constatations que Dieudonné, personnalité publique, était susceptible d’agir tant en qualité d’artiste que d’homme politique. D’ailleurs, la Cour distille tout au long de l’arrêt les éléments qui permettent de déduire que, quel que soit le contexte, Dieudonné et ses thématiques récurrentes flirtent avec les extrêmes. Si la confusion des genres n’est pas en soi inévitable, elle nécessitait en l’espèce une particulière attention pour la Cour.
Dieudonné était présumé agir en tant qu’artiste car les faits s’étaient déroulés lors de la représentation du spectacle intitulé « J’ai fait l’con » dans la salle du « Zénith » de Paris. Or, Dieudonné avait annoncé préalablement à la scène litigieuse que l’un de ses précédents spectacles avait été qualifié (par Bernard-Henri Lévy) de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale » et qu’il voulait « faire mieux » (§34). Pour la Cour, Dieudonné s’était trahi par ses propos, opérant par lui-même un glissement de l’artistique au politique, et ce dans l’objectif d’une prise de position antisémite. Ces seuls propos auraient encore pu relever de «la dose d’exagération ou de provocation» dont bénéfice l’artiste.
Or, la montée de R. Faurisson sur scène, afin que Dieudonné l’honore du «prix de l’infréquentabilité et de l’insolence» et lui laisse la parole, a constitué l’achèvement de ce glissement sur le terrain politique. En effet, R. Faurisson est présenté par la Cour comme un personnage connu pour ses thèses négationnistes ou révisionnistes et condamné à plusieurs reprises pour ces raisons (§5). Surtout, R. Faurisson est tout à fait étranger au monde du spectacle et de la satire. Dès lors, l’alliance de ces deux personnages sur une même scène ne pouvait plus laisser présumer l’intention comique de la scène mais convergeait vers la nature politique de leur réunion. L’argumentation de Dieudonné tendant à affirmer qu’il «connaissait très peu Robert Faurisson malgré son statut de « plus emblématique représentant » du négationnisme, ce qui démontre selon lui qu’il n’était pas adepte de ce courant» (§28) était d’ailleurs tout à fait inopérante. En effet, comment Dieudonné aurait pu ne pas connaître les thèses de R. Faurisson alors qu’il est constant qu’il cherchait à faire «mieux» en matière d’antisémitisme que la précédente invitation de Jean-Marie Le Pen en faisant monter sur scène la personne la plus infréquentable qu’il ait trouvé (§8). A supposer même qu’il ne l’ait pas su, la rupture avec le spectacle de divertissement était consommée.
La réaction du public n’a fait que confirmer une lecture au premier degré de la mise en scène et des propos, ainsi que le caractère politique de cet épisode au sein du spectacle. En effet, la Cour relève que Dieudonné avait fait applaudir son public avec cœur son public pour la montée sur scène de R. Faurisson. Plus encore, cette arrivée provoqua dans le public, avant même que celui-ci ne s’exprime, ces cris: «Faurisson à raison» (§37). Le public n’était plus partisan de l’humour de Dieudonné mais des thèses abjectes de l’invité. Bien que Dieudonné ait contesté devant la Haute juridiction une analyse «au premier degré» de son «sketch»par les juridictions internes (§37), elle fût celle de son public.
En définitive, Dieudonné a offert à son public un guide de lecture, donnant à cette intervention toutes les caractéristiques d’un meeting politique. Et c’est ce caractère politique affirmé qui a permis à la Cour de dégager toute la signification antisémite et négationniste de la mise en scène litigieuse.
B/ La justification de la signification antisémite et négationniste de la mise en scène
La Cour justifie le couperet de l’article 17 en ce que la mise en scène contient une «valorisation du négationnisme à travers la place centrale donnée à l’intervention de Robert Faurisson et dans la mise en position avilissante des victimes juives des déportations face à celui qui nie leur extermination» (§39). Dès lors, Cour y voit «une démonstration de haine et d’antisémitisme, ainsi que la remise en cause de l’holocauste». Cette interprétation est étayée par divers éléments marquants, constituant les symboles de la portée du message.
En premier lieu, la mise en scène consistait, selon les propres termes de Dieudonné, à faire mieux en matière d’antisémitisme en honorant publiquement R. Faurisson et en lui remettant le «prix de l’infréquentabilité et de l’insolence». Cette remise de prix s’est manifestée par la remise d’un chandelier à trois branches par un acteur vêtu d’un costume de déportés «rayé avec une étoile jaune», cet accoutrement étant désigné comme un «habit de lumière» (§36). La scène prenait déjà tout son sens par le positionnement de chaque individu. Dieudonné tel un metteur en scène, composait cette image à l’attention de son public: la valorisation de l’éminent négationniste face à l’avilissement de ce déporté, symbole du peuple juif et des victimes de la Shoah. Pour le juge strasbourgeois, la prise de position antisémite était caractérisée.
En second lieu, cette mise en valeur de R. Faurisson a conduit à ce que ce dernier prenne la parole et prononce des propos qualifiés de négationnistes par la Cour. Selon la juridiction strasbourgeoise «le fait de qualifier d’« affirmationnistes » ceux qui l’accusent d’être négationniste, a constitué pour Robert Faurisson une incitation claire à mettre sur le même plan des « faits historiques clairement établis » et une thèse dont l’expression est prohibée en droit français et se voit soustraite par l’article 17 à la protection de l’article 10» (§36). Selon le juge européen, une telle qualification des propos se justifiait d’autant plus que «l’invitation faite à l’auditoire d’orthographier le mot librement avait manifestement pour but, au moyen d’un jeu de mots, d’inciter le public à considérer les tenants de cette vérité historique comme étant animés par des motivations « sionistes » » (§36). Pour la Cour, le lien était patent avec les thématiques récurrentes de R. Faurisson et l’engagement politique de Dieudonné que sont le négationnisme et l’antisémitisme. Il ne s’agissait donc pour elle que d’une manipulation habile dans le but de communiquer leur message de haine. Comme la juridiction le constate, bien que Dieudonné n’ait pas prononcé de propos négationnistes stricto sensu, il ne s’en est point désolidarisé. Au contraire, c’est lui qui a créé la mise en scène valorisant et avalisant l’intervention de R. Faurisson. Cet exercice d’interprétation a donc mené la Cour à se convaincre que les faits litigieux ne méritaient pas la protection de l’article 10.
Il en résulte plus généralement que quel qu’en soit le costume, «habillé(e) en recherche historique et impartiale» 24 ou «travestie sous l’apparence d’une production artistique» (§40), « une prise de position haineuse et antisémite caractérisée» (§40) confinant au négationnisme ne saurait éviter le couperet de l’article 17 car cet habit ne la rend pas moins «dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte» (§40). Il faut toutefois admettre que le raisonnement de la Cour dans cette affaire Dieudonné est parfois tortueux et révèle une interprétation extensive à la fois de l’article 17 et de la mise en scène. Faisant fi d’un potentiel caractère équivoque de ladite scène préférant son seul caractère politique, la Cour la qualifie de négationniste en ce qu’elle constitue une «remise en cause de l’holocauste» (§39). Eu égard aux faits décrits, cette dernière affirmation reste discutable. La Cour ne tire-t-elle pas en particulier du jeu de mots de R. Faurisson une interprétation trop lourde de senspour justifier d’une opposition de l’article 17 à Dieudonné? A ce titre on peut remarquer que les juridictions internes n’avaient pas retenu un tel fondement pourtant spécifiquement réprimé par l’article 24 bis de la Loi du 29 juillet 1881. Était-ce un point d’achoppement qui a conduit à ce que l’irrecevabilité de la requête ne soit déclarée qu’à la majorité?
Cet arrêt révèle, comme l’a justement affirmé le Professeur Xavier Bioy, un «travail de mise en évidence et d’objectivation de l’antisémitisme inhérent aux prestations de Dieudonné» 25 par la CourEDH. Pour ce faire, elle a dû entamer un exercice d’interprétation et de conviction à travers une approche volontairement extensive de clause d’abus de droit. Si la jurisprudence antérieure posait déjà des difficultés quant à la détermination des frontières de l’article 17, cette décision ne constitue qu’une interrogation de plus.
Notes:
- En ce sens, Michel LEVINET, «La fermeté attendue de la Cour européenne des droits de l’homme face au négationnisme», RTDH, 01/07/2004, pp.653-662 ↩
- Expression emprunté à Jean-François Flauss, «L’abus de droit dans le cadre de la CEDH», RUDH 1992, p. 464 ↩
- Pour une étude approfondie de la question, voir Joël Andriantzimbazovina, «L’abus de droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme», Dalloz, 2015, pp.1854 et s. ↩
- CourEDH, Lawless c. Irlande, 1er juillet 1961, § 7, citée dans CourEDH, déc. M’ Bala M’Bala c. France, 10 novembre 2015, §32 ↩
- Voir, Hélène Surrel «La Cour de Strasbourg donne une leçon de droits de l’homme à Dieudonné», JCP G, n°51, 14 décembre 2015, 1405 ↩
- CourEDH, gr. ch., Perincek c. Suisse, 15 oct. 2015, §114 ↩
- Joël Andriantzimbazovina, «L’abus de droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme», préc. ↩
- CourEDH, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998 ↩
- CourEDH, déc., Garaudy c. France, 18 juillet 2003 ↩
- CourEDH, Garaudy c. France, préc.: CourEDH, Lehideux et Isorni c. France, préc.,§§ 53 et 47 ↩
- Damien Roets, « Épilogue de l’affaire Garaudy: les droits de l’homme à l’épreuve du négationnisme», Dalloz 2004, pp.239 et s. ↩
- CourEDH, déc., Norwood c. Royaume-Uni, 16 novembre 2004 ↩
- CourEDH, Leroy c. France, 2 octobre 2008 ↩
- Ibid. §27 et §44 ↩
- En ce sens, Lyn François, «Liberté d’expression des caricaturistes de presse devant la Cour européenne des droits de l’homme», Revue Lamy droit de l’immatériel, n°45 du 01/2009, pp.34-38; Baptiste Nicaud «La Cour européenne des droits de l’homme face à la caricature de presse», Revue trimestrielle des droits de l’homme, n°80, 10/2009, pp.1109-1119. ↩
- CourEDH, gr. ch., Perincek c. Suisse, 15 oct. 2015, § 114. ↩
- CourEDH, Leroy c. France, 2 octobre 2008; CourEDH, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, §58. ↩
- Lyn François, «Liberté d’expression des caricaturistes de presse devant la Cour européenne des droits de l’homme», préc. ↩
- Sur ce point voir, Hélène SURREL «La Cour de Strasbourg donne une leçon de droits de l’homme à Dieudonné», préc. ↩
- Baptiste Nicaud «La Cour européenne des droits de l’homme face à la caricature de presse», préc. ↩
- Cf infra, II, A ↩
- Pour une étude approfondie voir Xavier Bioy, «Affaire Dieudonné: l’unisson franco-européen», préc.: Olivier Gohin, «Liberté d’expression, liberté de réunion, police administrative et ordre public : l’affaireDieudonné», RFDA 2014 p.87 ↩
- Xavier Bioy, «Affaire Dieudonné: l’unisson franco-européen», AJDA 2015, p. 2512. ↩
- Cour EDH (Gde Ch.), Perincek c. Suisse, préc., §243 ↩
- Xavier Bioy,«Affaire Dieudonné: l’unisson franco-européen», préc. ↩